ImprimerEnvoyer

RENDEZ-VOUS AVEC LA MORT

Bertrand Lemaire

Changer taille:

Rendez-vous avec la mort

Totalement abandonné à la Providence, vous êtes accueilli par Monsieur de la Barmondière, supérieur de ce séminaire d’une trentaine de candidats particulièrement démunis.

Je ne sais si les prévisions météo remontent à cette époque mais sachez que 1693 fut une des années les plus froides du siècle et de plus, la France ruinée par les guerres de louis XIV, connaissait une famine qui n’épargnait personne. Ma bienfaitrice, Mademoiselle de Montigny ne pouvait plus assumer les frais de ma modique pension ! Mon renvoi était inévitable, mais on eut pitié de moi à une condition… je devais me procurer un petit pécule pour honorer ma pension, en mendiant ou en gardant les morts pendant la nuit. Il n’en fallait pas davantage pour me réjouir le cœur, j’allais quêter non seulement pour moi mais pour mes condisciples et même pour les miséreux qui peuplaient les rues. Avec trois autres séminaristes, quatre fois par semaine, je passais mes nuits à veiller les morts sur la paroisse saint Sulpice, dont l’église était alors en construction. Ainsi pendant quatre heures j’avais rendez-vous avec la mort, je priais, à genoux, immobile. Après deux heures de sommeil, je m’adonnais à la lecture spirituelle et à l’étude de la théologie. Face au visage horrible de certains morts je méditais sur la précarité de la beauté attachée à la jeunesse, cela m’a marqué pour la vie.

A vos yeux, ces morts étaient probablement anonymes ?

Pas toujours, Je me souviens être allé passer la nuit dans un hôtel princier pour veiller un jeune homme « de qualité » comme on disait alors lorsqu’il était vivant. Il ne songeait qu’aux plaisirs et reposait dans un décor somptueux de miroirs et de lambris. Il avait été attaqué et blessé mortellement à la sortie d’un lieu de débauche. Son corps était devenu si infect que les bedeaux eux-mêmes ne pouvaient plus tenir lorsqu’ils l’ont emmené pour sa sépulture. Sur son visage la folie du péché apparaissait, je pensais au jugement de Dieu sur cette âme que le monde pervers avait corrompu.

Une autre fois je veillais une des premières dames de la cour que tout le monde flattait pour sa beauté. Je contemplais ses traits ravagés et le vide soudain que la mort avait provoqué autour d’elle. Seul un valet restait dans la maison alors que, quelque temps auparavant, tout le beau monde accourait pour flatter cette femme.

Dans cette ambiance de misère extrême, le « frère quêteur » que vous étiez, ne devait pas garder grand-chose pour lui ?

A ce propos je vous livre une anecdote. Ma chère maman avait entendu parler de la situation catastrophique à Paris, elle se mit au travail et me confectionna avec amour un habit neuf bien chaud. C’est avec émotion que je le reçus mais un de mes condisciples était très démuni, c’est donc sur ses épaules que je pus admirer le travail de ma mère. Cependant fréquentant la Sorbonne je m’aperçois que ma tenue était pire que celle d’un clochard. Je demande à mon voisin de chambre qui faisait les courses, d’aller m’acheter un bon habit de dessous en peau d’élan pour qu’il dure plus longtemps, pour cela je lui donne 30 sous. Il se moque de moi, ce n’est pas sérieux. Je lui réplique que si c’est plus cher il devra sortir dans la rue et donner les 30 sous à un pauvre et que la Providence se débrouillera. Le pauvre coursier s’est, bien entendu, fait moquer de lui, le coût était de deux pistoles ! Obéissant à ma consigne, il sort donner ses 30 sous à un misérable et vient me retrouver un peu déçu. Je lui ai répondu ceci : pendant que vous étiez occupé à faire cette charité, une personne est venue m’apporter les deux pistoles qui sont nécessaires, je vous prie de les remettre au marchand et de me rapporter l’habit. Je me suis mis à fredonner : «J’ai un père dans les cieux qui ne m’a jamais manqué». (Extraits du livre « En haute mer »)


Powered by Web Agency