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Deuxième reproche

Bertrand Lemaire

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Deuxième reproche

Mais où trouverez-vous, lui dis-je, dans l’Evangile des preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires ? Pourquoi n’y renoncez-vous pas ? Ou alors demandez à Dieu la grâce de vous en défaire ! Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout, parce que vos singularités les attirent.

Vous feriez beaucoup plus de bien et vous trouveriez beaucoup plus d’aides et de secours dans vos travaux, si vous pouviez vous obliger à ne rien faire d’extraordinaire et à ne point fournir aux libertins et aux mondains, dans vos singularités, des armes contre vous et contre le succès de votre ministère. Je lui citai alors des personnes d’une sagesse consommée : « Voilà, dis-je, des modèles de conduite, sur lesquels vous devriez vous conformer ; ils ne font point parler d’eux et vous ne feriez point tant parler de vous, si vous les imitiez ».

Deuxième réponse
Il me répliqua que s’il avait des manières singulières et extraordinaires, c’était bien contre son intention et que, les tenant de la nature, il ne s’en apercevait pas et qu’étant propres à l’humilier, elles ne lui étaient pas inutiles.

Par ailleurs il fallait s’expliquer sur ce que l’on appelle « manières singulières et extraordinaires » ? Que si l’on entendait par là des actions de zèle, de charité, de mortification ou d’autres pratiques héroïques et peu communes, il s’estimerait heureux d’être en ce sens, singulier, de plus si cette sorte de singularité est un défaut, c’est le défaut de tous les saints ! Qu’après tout, on acquérait, à peu de frais dans le monde le titre de singulier. On était sûr de cette dénomination, pour peu qu’on ne voulût pas ressembler à la multitude, ni conformer sa vie sur son goût, que c’était une nécessité d’être singulier dans le monde, si on veut se séparer de la multitude des réprouvés, que le nombre des élus étant petit, il fallait renoncer à y tenir place ou se singulariser avec eux, c’est à dire mener une vie fort opposée et différente de celle de la multitude.

Il m’ajouta qu’il y avait différentes espèces de sagesse, comme il y en avait différents degrés ; qu’autre était la sagesse d’une personne de communauté pour se conduire, autre la sagesse d’un missionnaire et d’un homme apostolique ; que la première n’avait rien à entreprendre de nouveau et seulement à se laisser conduire à la règle et aux usages d’une maison sainte. En revanche, les autres avaient à procurer la gloire de Dieu, aux dépens de la leur, et à exécuter de nouveaux desseins. Il ne fallait donc pas s’étonner si les premiers demeuraient tranquilles en demeurant cachés et s’ils ne faisaient pas parler d’eux, n’ayant rien à entreprendre, mais pour les seconds ils avaient de continuels combats à livrer au monde, au diable et aux vices, s’exposant ainsi à de terribles persécutions. Il est un signe qu’on ne fait pas grand peur à l’enfer, quand on demeure ami du monde, remarquant que les personnes que je lui proposais comme modèle de sagesse étaient du premier genre : des personnes qui demeuraient cachées dans leurs communautés et qui les gouvernaient en paix parce qu’elles n’avaient rien de nouveau à établir, rien qu’à suivre les pas et les usages de ceux qui les avaient précédés. Cependant il n’en était pas de même pour les missionnaires et les hommes apostoliques ! Qu’ayant toujours quelque chose de nouveau à entreprendre, quelque œuvre sainte à établir ou à défendre, il était impossible qu’ils ne fissent pas parler d’eux et qu’ils eussent les suffrages de tout le monde.

Enfin, si la sagesse consistait à ne rien faire de nouveau pour Dieu, à ne rien entreprendre pour sa gloire de peur de faire parler, les apôtres eurent tort de sortir de Jérusalem ! Ils auraient dû se renfermer dans le cénacle ; saint Paul n’aurait pas dû faire tant de voyages, ni saint Pierre tenter d’arborer la croix sur le capitole et de soumettre à Jésus-Christ la ville reine du monde ; qu’avec cette sagesse, la synagogue n’eût point remué et n’eût point suscité de persécutions au petit troupeau du Sauveur, mais qu’aussi ce petit troupeau n’eût point cru en nombre et que le monde serait encore aujourd’hui ce qu’il était alors : idolâtre, perverti, corrompu en ses mœurs et en ses maximes au plus haut degré. (Extraits du livre « En haute mer »)


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