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Aveux d’une grand-mère aux pères “vagabonds” de ce siècle

Bertrand Lemaire

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Aveux d’une grand-mère aux pères “vagabonds” de ce siècle 

Chers pères "vagabonds" de ce siècle.

Nos lamentations réitérées, et nos revendications, parfois vindicatives, de mères de familles devant "l'absentéisme familial" auquel vous êtes professionnellement contraints - ou quelquefois il est vrai enclins - m'ont incitée à faire mon propre examen de conscience. Mon expérience de 30 années de bonheur de "mère au foyer" me conduit à "passer à des aveux complets" sur des joies que vous, pères si souvent absents, vous semblez ignorer. Certaines sont inavouables, mais j'ai décidé d'aller au bout de mes aveux, et je commencerai donc par celles-ci.

Vous n'avez jamais eu le temps, bien sûr, de vous voir à la veille d'une rentrée scolaire, investir le magasin de chaussures, étaler fièrement sous le nez de la vendeuse 12 sandales éculées, et demander à haute voix :" Une paire de chaussures pour les 2 aînés, mais du solide qui fasse les 6 !" Quant aux enfants, ils ont appris depuis longtemps la leçon de sagesse dédaigneuse à donner à "l'affreux jojo" qui escalade les banquettes, et dont la mère tente en vain de satisfaire tous les caprices en faisant déballer tout le magasin ! Vous rentrerez à la maison, chers pères, au moment où la sarabande des 6 "chérubins" nous fait savoir l'exact prix de la dite leçon ! Qu'importe votre emportement, notre fierté n'a pas de prix !

A l'heure de la promenade au jardin public, vous ne pouvez évidemment pas quitter le comité d'entreprise, ajourner la venue d'un client, retarder la convocation de votre président, pour nous surprendre entourées de notre nichée. Dommage ! Nous n'avons pas nos pareilles pour mettre nos oreilles "en chalut" afin de recueillir les propos louangeurs ou apitoyés des autres promeneurs, propos qui, en un instant, nous font prendre 5 cm de hauteur, et 20 cm de tour de poitrine !

Parviendrai-je enfin à rédiger ce dernier aveu ? Oui, j'ai décidé de ne rien vous cacher ! N'avez-vous jamais remarqué comment nous accaparons les premiers bancs de l'église, refoulant sans ménagement de pieux habitués d'un certain âge ? Et si jamais l'un d'eux ose se plaindre des gesticulations ou pleurs des plus petits, la réponse jaillit immédiate :"Vous serez pourtant bien contents quand ces enfants payeront vos retraites !", heureuses d'avoir pu manifester, même au pied de l'autel, l'utilité sociale de nos grossesses.

De telles satisfactions ne sont pas très honorables, et nous avons honte de vous les faire partager ! Par contre nous avons tort de ne jamais assez vous dire toutes les joies quotidiennes dont nous comblent nos enfants. Avez-vous eu le temps de "savourer" les premiers sourires, les premiers pas, les premiers mots de chacun de vos enfants ? Avez-vous pu, une seule fois, guetter la descente du thermomètre et le premier regard apaisé et reconnaissant de ce petit visage brûlant de fièvre depuis plusieurs jours ? Comment vous énumérez ces dessins maladroits, ces câlins explosifs ou tendres, ces efforts d'obéissance, d'ordre, de service, toutes ces expressions quotidiennes de "je t'aime" que nos enfants nous égrènent en chapelets de tendresse ? Comment même vous faire partager certains propos ou fous-rires nés d'une complicité journalière dont parfois vous vous sentez un peu exclus ? Tandis que votre connaissance approfondie des Novotel identiques du monde entier vous permet de vous y diriger les yeux fermés, et qu'un emploi du temps surchargé vous oblige à ignorer les trésors du Brésil, de New York ou de Tokyo, nous passons des heures merveilleuses : penchés sur les atlas et encyclopédies, nous vous imaginons étendu sur la plage de Copacabana, dévalant l'Empire State Building, ou dégustant des nids d'hirondelles ! Mais si jamais, après un ultime rendez-vous, votre course folle pour ne pas manquer votre avion, ne vous laisse pas un instant pour dévaliser les boutiques de l'aéroport, nos litanies larmoyantes vous feront payer le prix fort d'une absence que nos "chéris" avaient pourtant si gentiment essayé de compenser, domaine réservé d'attention dont nous nous gardons jalousement l'exclusivité.

Et puisque je connais aujourd'hui les joies d'être grand-mère, n'avez-vous jamais remarqué notre empressement à faire nos valises à l'annonce d'une naissance, notre impatience à disputer à la jeune mère, déclarée très fatiguée, mais "in petto" inapte, le soin de donner les biberons ou de calmer le bébé hurleur ? Avons-nous donc gardé si mauvais souvenirs de ces astreintes maternelles ?

Enfin pourquoi ce père était-il si loin et ne lui ai-je jamais raconté ce soir où la machine à laver en panne, la double otite à soigner, le carnet de notes (à 1 seul chiffre!!!) à signer et la dernière nuit "blanchie" par le nourrisson hurleur, me laissaient épuisée au point de fermer hâtivement portes et lumières après un baiser vespéral hâtif, quand une petite voix douce demanda : "Et ce soir on ne fait pas la prière pour être avec papa ?". Alors avait jailli de mon cœur un Magnificat (mouillé de larmes, il vrai !) : il m'avait fallu ce petit enfant pour comprendre que notre tendresse n'avait pas d'abord à se manifester dans des biberons ou vaisselles répartis, mais dans une prière partagée, fût-ce à des kilomètres de distance. Il lui avait bien fallu à lui, ce petit garçon, toute la tendresse d'un père, fût-il souvent absent, pour découvrir l'Amour du Père, dont l'absence apparente n'empêche jamais la présence constante.

Alors, chers pères "vagabonds" contraints - ou enclins peut-être - à l'absentéisme familial, oubliez nos récriminations épidermiques, ou nos soupirs vengeurs ; pardonnez-nous de vous dire si mal et si rarement "merci" de nous permettre d'être "mère au foyer" ! Je vous souhaite très sincèrement, du fond du cœur et sans aucun esprit de revanche, d'avoir un peu plus le temps d'en partager les servitudes pour en découvrir l'indicible de ses joies !

 

 

 


 

 

 

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